03.03.25 retour

Jens Krauer: Immergé dans le rythme de la vie urbaine

La photographie de rue, cela signifie reconnaître l’instant avant qu’il ne disparaisse – et c’est bien là le talent particulier de Jens Krauer. Photographe, narrateur d’histoires, il saisit la vie dans les espaces urbains: telle quelle, spontanée, authentique. Son nouveau livre In Plain Sight est l’expression même de ce principe: une collection de rencontres visibles pour tous, mais qui souvent, pourtant, échappent à notre perception. Un entretien sur la manière de voir et les choses ignorées, et sur l’art d’être là au bon moment.
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Jens Krauer

Jens Krauer

Jens Krauer est un photographe de rue et photographe documentaire implanté à Zurich. Ses travaux saisissent le «moment décisif» de la vie urbaine et racontent des histoires visuelles impressionnantes, venues de villes telles que New York, Istanbul, Paris, Kiev, Hongkong. Membre du BULB Collective, il allie un don d’observation précis à une profonde sensibilité pour le quotidien des cultures les plus diverses.

Son album In Plain Sight – Candid Urban Encounters a paru en décembre 2024 aux éditions Kehrer Verlag. Cette collection de photographies de rue authentiques, fruit de 10 années de travail sur le terrain, résume sa vision artistique et offre un regard unique sur la vie dans la rue, dans le monde entier. Ses œuvres sont exposées dans de nombreux pays, en particulier en Europe et aux États-Unis.

Outre son propre travail de photographie, il s’engage aussi en tant que mentor et enseignant, et transmet son savoir dans le cadre d’ateliers et de cours. S’adressant ici aussi bien aux débutants qu’aux photographes établis, il leur apprend l’art du storytelling visuel créatif et le sens de l’instant parfait dans la photographie de rue.


Vidéo de réaction au livre

Interview

Tu es photographe depuis 10 ans maintenant. Comment es-tu venu à la photographie, et comment ta vision des choses a-t-elle évolué au cours des 10 dernières années?

Mon histoire personnelle m’a mené là où se rencontrent des couches sociales différentes: dans la rue. Non seulement j’ai fait la connaissance de milieux divers, mais je les ai aussi vécu moi-même pendant des périodes relativement longues. C’est pourquoi je me sens particulièrement à l’aise dans ce creuset d’intersections.

Jeune, je m’occupais de ce que j’aime appeler «l’embellissement non sollicité» de l’espace urbain extérieur – avec des bombes de peinture dans mon sac à dos. Aujourd’hui, c’est un appareil photo, un passeport et un calepin, mais mon attitude fondamentale est restée la même: la rue est pour moi un espace créatif.

C’est la photographie qui est venue à moi – et pas l’inverse – il y a dix ans. Je ne l’ai pas choisie, elle s’est révélée être pour moi l’instrument idéal. Elle me permettait d’explorer et de fixer l’univers dans lequel j’évoluais de toute façon. J’ai ainsi trouvé rapidement ma place: dans la rue.

Aujourd’hui, mon point de vue est pragmatique: à la fin, il n’y a que l’image qui compte. Même des photographes les plus renommé(e)s, à la fin, il reste peut-être cinq ou dix images ou un livre qui restent en mémoire. Tout le reste – les discussions, l’engouement, la théorie – ce sont des terrains secondaires. Alors que beaucoup de choses sont oubliées, seule l’image reste.

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À propos de point de vue: ton nouveau livre est intitulé IN PLAIN SIGHT. Quelle est l’atmosphère que tu veux faire naître par ce livre?

Chacun des sujets dans ce livre est visible pour tous, à tout moment. Les choses se passent directement sous nos yeux – des choses que, souvent, nous ignorons consciemment ou que nous ne voyons pas. Mais elles sont partout, immergées dans le rythme de la vie urbaine.

La seule chose qui nous empêche de les remarquer, c’est notre propre regard. Tout s’étale devant nous, il nous suffit de vouloir regarder et de les aborder.

Tous les sujets dans ce livre sont des rencontres fortuites faites en parcourant les rues de villes. Rien n’est caché, rien n’est difficile à trouver – il suffit d’y regarder de près, même si c’est un défi pour la zone de confort personnelle.

Pourquoi écarter la photographie en couleur, et quel est pour toi l’attrait du noir et blanc?

Je pense en concepts visuels, et dans le contexte de ma photographie de rue, je savais dès le départ que je voulais poursuivre la ligne de certaines traditions de ce genre. Mon objectif a toujours été de créer un œuvre de conception visuelle claire, et identifiable en tant que tel.

Même si c’est le contexte historique qui m’a mené au noir et blanc, son véritable atout est à mon sens la réduction à l’essentiel: l’instant, le contenu, la composition et la lumière. Le noir et blanc est toujours clairement lisible, ce que je ressens comme un grand avantage pour la photographie de rue. Souvent, la couleur détourne du moment proprement dit ou embellit le contenu. Ce qui ne veut pas dire que je n’admire pas les photographes de rue qui savent maîtriser à la perfection la mise en œuvre de la couleur. Pour moi personnellement toutefois, la qualité graphique s’épanouit plus fortement quand la couleur manque.

Dans la photographie documentaire, par contre, la couleur est essentielle. Des séries ou des travaux conceptionnels profitent énormément du jeu des couleurs, qui véhiculent des aspects supplémentaires de la réalité. Alors que la couleur joue un rôle souvent décisif dans la photographie documentaire, elle est pour moi, dans la photographie de rue, plutôt secondaire.

Te considères-tu comme un street photographe, ou comment te classifierais-tu?

D’une part, oui, je suis un street photographe. Mais dans un contexte plus large, la photographie de rue va bien plus loin que cela: improviser, penser, réagir, interagir avec les gens. Découvrir des images dans l’espace public, et non les planifier. Ce dont il s’agit, c’est d’être ouvert aux possibilités qui nous entourent.

Cette démarche est celle de toute une famille de photographie, qui repose sur les mêmes principes – dont le reportage, le documentaire social, le documentaire en général et, naturellement, la street photographie. Cette dernière est en fin de compte une documentation sans cadre fixe, sans concept donné. La plupart du temps, elle commence par une collection d’images individuelles, reliées entre elles par l’esthétique ou le regard du ou de la photographe. Dès, toutefois, qu’un concept entre en jeu, la technique reste certes identique, mais l’intention change: on poursuit un contenu défini, que l’on souhaite communiquer, et on crée ainsi une série ou une séquence dans laquelle le storytelling a priorité d’un bout à l’autre.

Je me vois comme quelqu’un que l’on peut déposer avec un appareil photo dans un lieu quelconque et qui trouvera toujours l’histoire de ce lieu et des gens qui font ce lieu. Bien dans l’esprit de la démarche «documenter la condition humaine».

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« la peur n’est jamais un bon compagnon. »

Jens Krauer

Quels sont les défis que tu rencontres dans ton travail de photographe?

Les défis varient selon le genre. Dans la rue, il s’agit de voir, d’être prêt, et de découvrir spontanément des choses. Un bon sens de la rue et des gens aide énormément. Il ne faut éviter aucune rencontre – la peur n’est jamais un bon compagnon. C’est pourquoi je vais presque toujours ouvertement vers les gens. Ils sentent si on est sincère et si l’intention est transparente ou non.

Dans la photographie documentaire, la démarche est autre, mais l’objectif reste le même: établir un climat de confiance. Il faut créer une base, être présent, et avoir une raison d’être dans l’environnement d’un sujet. Dans la photographie de rue, il ne s’agit souvent que d’une rencontre brève, furtive; dans la photographie documentaire, c’est une confiance qui se développe au fil des semaines ou des mois qui permet le travail.

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Tu as travaillé auparavant dans un secteur totalement différent. Comment t’es-tu approprié les connaissances nécessaires en photographie et que conseillerais-tu à quelqu’un qui veut se plonger dans la photographie?

Au cours des deux premières années, je n’ai montré mes photographies à personne, mais j’étais tous les jours dans la rue. Au lieu de présenter mes travaux, je me suis penché intensément sur la question de savoir ce qui fait une bonne image et quels principes permettraient de rationaliser ce processus. J’ai dévoré chaque blog, chaque podcast, chaque vidéo disponibles, à l’excès. Cette étude approfondie m’a permis de développer ma compréhension de la photographie.

Mon conseil: travaillez dans le détail sur ce sujet. Aujourd’hui, pratiquement toutes les informations sont disponibles en ligne. L’important est toutefois de discerner le plus tôt possible ce que l’on veut, et de se mettre de manière ciblée à la recherche des contenus pertinents. Plus l’on cerne rapidement le genre ou la direction voulu(e), et plus l’on s’y consacre de manière systématique, plus la voie sera claire – de même que les sources et les informations qui aident à progresser.

Un point important, de plus: ne faites jamais de photos pour les algorithmes, faites des photos pour vous – à votre propre rythme, dans votre propre style. Les tendances sont des pièges éphémères, sans substance durable.

Quand le moment sera venu et que vous aurez suffisamment de photos, il vaut la peine de travailler avec des pros dans le domaine du traitement, de la sélection et de la présentation. Un retour n’est pas seulement précieux quand il est positif – souvent, des suggestions professionnelles et constructives sont nécessaires pour maîtriser les étapes de progrès décisives.

Les livres et les expositions sont également des sources essentielles. Non seulement ils apportent des connaissances, mais ils donnent aussi une idée du format dans lequel le photographe pourra présenter ses propres travaux à long terme.

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« Je n’ai absolument rien d’une «tête technique». »

Jens Krauer

Quelle est pour toi l’importance de la technique et comment ta technique a-t-elle évolué au fil des ans? Es-tu plutôt une «tête technique» ou travailles-tu plutôt «au jugé»?

Je n’ai absolument rien d’une «tête technique». C’est justement pourquoi j’aime mes appareils FUJIFILM: ils me permettent de me concentrer entièrement sur l’essentiel. L’appareil est pour moi un instrument, ni plus ni moins. Sa principale qualité est qu’il n’exige de moi aucune attention pendant le processus et qu’il fonctionne. Si simpliste que cela puisse paraître – c’est la meilleure chose qu’un appareil puisse faire, c’est à mon sens une performance excellente.

Pour moi, la technique est quelque chose que l’on apprend, comme un musicien fait ses gammes. Mais elle ne devrait jamais avoir la priorité dans le processus créatif. Je m’intéresse beaucoup aux nouveautés et à l’amélioration des manières de travailler, parce que ceci me permet d’élargir ma liberté d’action. Mais je ne me penche sur les détails techniques que dans la mesure où ils sont pertinents pour le déroulement de mon travail.

J’utilise mon appareil parce qu’il donne d’excellents résultats, et non parce qu’il est un objet technique fascinant.

Voilà 10 ans déjà que ton regard scrute la rue pour capturer des moments authentiques. Y a-t-il eu des rencontres particulières que tu n’as jamais oubliées?

Je rencontre toutes les facettes de la vie humaine: les tragédies, le bonheur, les pertes, le triomphe, l’ignorance et l’humanité, pour n’en citer que quelques-unes. Les émotions de la vie quotidienne sont d’une variété infinie, et elles sont omniprésentes sous les formes les plus diverses.

Dans presque chaque ville où je me déplace, j’ai des amis et des connaissances. Il y a toujours un canapé ou un lit d’appoint qui m’attend quelque part. Et puis il y a toutes ces rencontres pendant la prise des photographies: le chai bu en pleine nuit sur le pont de Galata à Istanbul avec un réfugié kurde, les conversations dans une ruelle de New York avec des gens qui ne possèdent que ce qu’ils portent sur eux – ou avec ceux qui sont au front en Ukraine. Ce sont des gens dont la vie est nettement au-dehors de ce qui est communément la zone de confort. Ces rencontres restent dans ma mémoire – elles sont tout aussi précieuses que les photos elles-mêmes.

Outre les images, ce sont surtout les rencontres avec les gens qui me fascinent: s’immerger dans la vie, dans la culture, dans les univers d’autres personnes. Observer, documenter, parcourir pendant des mois les espaces urbains pour capturer ces instants fugitifs – c’est pour moi un privilège. Mais ce ne sont pas seulement les images qui restent: je rentre aussi avec dans mes bagages de nouvelles connaissances et des lieux devenus familiers. Ces expériences sont incroyablement enrichissantes – bien au-delà de la photographie.

Photos & Texte: Jens Krauer

Tu es intéressé par des promenades photographiques avec Jens Krauer ? Reste à l’écoute et consulte régulièrement nos événements.

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Exposition de photos

Dans le cadre de sa première publication, Jens Krauer présente actuellement une exposition de ses œuvres, qui se tiendra jusqu’au 30 avril 2025 à l’UBS Lichthof à Zurich. L’exposition est accessible gratuitement, une visite s’impose !
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