J’avais une douzaine d’années et nous ramassions les vieux journaux pour nous faire quelque peu d’argent de poche. Un jour, j’y ai trouvé toute une série d’anciennes encyclopédies Prisma de technique photographique, parues dans les années 1940. Cette lecture m’avait véritablement passionné, tout comme celle de revues comme PHOTO ou ZOOM. Si je ne devais retenir qu’une image au milieu de tous ces souvenirs, ce serait certainement «Le peintre de la Tour Eiffel» de Marc Riboud. J’avais également découvert un exemplaire de «La Banlieue de Paris», sur un stand d’un marché aux puces. Ce livre, fruit de la collaboration entre Robert Doisneau et Blaise Cendrars, édité par la Guilde du Livre, en 1949 à Lausanne, est encore pour moi un ouvrage de référence.
A leur manière, ces monuments parlent avec éloquence de la brutalité de nos relations avec notre environnement. Ils sont à la fois perçus comme des nuisances, mais également vus au travers de leur puissante esthétique, fruit du travail des architectes et des ingénieurs qui les ont conçus. Ces édifices expriment à la fois la beauté mathématique de leur conception, mais également le talent des ouvriers qui les ont construits. Il y a là toutes nos contradictions ; nous rêvons de préserver une nature originelle tout en consacrant toutes nos forces à l’exploiter à outrance.
En fait, je peine à cloisonner les genres. Pour moi, la photographie est un geste global, tout à la fois esthétique et documentaire mais également fictionnel, comme un roman ou une bande dessinée. La photographie permet tout aussi bien de parler d’hier, de l’instant présent, que du futur. On peut informer sans renoncer à romancer, à anticiper, voire tenter de soulever un coin du voile sur un futur possible. Ainsi l’image peut dépasser le simple constat pour s’ouvrir à l’imaginaire pour suggérer le possible et, peut-être ainsi, émouvoir, interroger, donner à penser.



Il est vrai que si l’on tente de montrer ce qui pourrait advenir après nous… nous n’y serions plus… ne subsisteraient alors que nos traces. Pourtant je ne me refuse pas à intégrer une éventuelle présence humaine, si la chance me permet de voir une silhouette, un personnage, s’inscrire avec cohérence dans la scène. Cela peut être cet homme sans plus de domicile, dormant dans les ruines d’une gare aux USA, et à peine perceptible dans une photographie de la série CRISE ou encore un dessin représentant une fillette grave et fragile, apposé sur un pilier d’une autoroute dans VESTIGES. Mais pour en revenir à mes intentions, je souhaite avant tout donner à voir, à contempler, ce qui pourrait advenir de nos futures traces, de nos futurs vestiges, faits tant de la démesure que du talent de l’humanité.
Au-delà de la conception du projet, je cherche à entrer au plus profond du sujet, pour l’explorer dans ses moindres recoins, en essayant de profiter de la magie de ces lieux particuliers où, le temps d’un instant, sous une certaine lumière, l’espace s’ouvre alors à l’imaginaire et permet de tenter de saisir ce qui a suscité ce désir de déclencher, de « prendre la photographie »… avec l’espoir que cela transparaisse dans la future image. Pour cela, il faut trouver le plus juste des points de vue, au sens optique du terme, afin que les éléments du sujet s’orchestrent entre eux en ne laissant plus aucun espace, aucune forme perturber la cohérence de l’image. Dans ce jeu subtil de la quête de ce point de vue « idéal » un autre langage entre en action, non plus verbal, mais plus instinctif, plus intuitif. C’est un langage purement visuel, non pas des mots, mais des lignes, de l’espace, des ambiances… une lumière. Mais le processus ne s’arrête pas à l’instant de la prise de vue, il se prolonge par l’élaboration du tirage qui matérialisera l’image. Pour être réussie, l’image qui en sera issue devrait être « auto-portante » se suffire à elle-même, sans aucun mode d’emploi.
Le choix du format carré est lui issu d’un constat : bien souvent, lorsque l’on conçoit une publication ou une exposition, deux images se parlent entre elles, nouent un sens, construisent le récit, mais l’une en portrait, l’autre en paysage, s’accrochent, se contrarient, font trébucher la continuité du regard, de la lecture. Or dès le départ, VESTIGES devait se réaliser sur un temps long avec des images produites à une décennie d’écart qui devaient pouvoir construire une histoire, créer une continuité de propos, soutenir la narration … d’où la décision de m’imposer ce format carré de manière systématique, mais pas toujours simple à utiliser.



Le titre VESTIGES s’était tout naturellement imposé, dès les premières images d’autoroutes, avec les « VESTIGES DE L’A », du nom de ce gigantesque réseau de voies de communications numérotées, A1 ,A9, etc… qui sillonnent le continent. Mais, VESTIGES, non pas comme un souvenir photographique d’un présent irrémédiablement condamné à n’être qu’une représentation d’un temps passé, mais bien comme des VESTIGES en devenir … car, fort heureusement, elles ne sont pas encore en ruine, ces autoroutes, encore moins abandonnées. VESTIGES est donc pensé comme une sorte d’anticipation archéologique, une tentative de donner à voir un futur possible en imaginant ce qui pourrait advenir de nos futures traces sur le territoire. Si l’idée que la photographie soit une trace, un témoignage de « ça a été » est parfaitement fondée, elle ne devrait pourtant pas s’appliquer de manière trop systématique. On accepte avec délice l’anticipation, la fiction. C’est un peu ce que je revendique pour la photographie.
Pourquoi Il me semble que la «Tour Rouge du Col du Julier » en plein hiver est peut-être l’image où le public ressent le plus intensément cette idée d’anticipation. En écoutant les commentaires durant l’exposition, on entend celles et ceux qui y voient une sorte de monumental paravent posé sur la neige en interprétant les reflets sur les fenêtres comme de simples ouvertures laissant voir le paysage de l’arrière plan, chose que je n’avais pas perçue. D’autres parlent de science-fiction, convoquent « Star Wars » ou font référence aux architectures présentes dans les toiles de Giorgio de Chirico. Bien entendu, ces lectures de ma photographie m’échappent, les images deviennent totalement autonomes et cela m’enthousiasme.
Vous l’avez compris, pour moi le processus dépasse la simple documentation, pourtant si nécessaire et que d’autres photographes réalisent avec talent , pour tenter d’interroger notre quotidien à la lumière des traces qu’il laissera pour d’autres.



L’exposition VESTIGES – Jean-Marc Yersin au Musée suisse de l’appareil photographique est à voir jusqu’au 2 janvier 2022. L’exposition s’accompagne de la publication d’un livre illustré du même nom, en édition limitée et numérotée à 200 exemplaires. Plus d’informations sur cameramuseum.ch
Credits: Jean-Marc Yersin, in folgender Reihenfolge
A7 Sous le pont du TGV Pierrelatte France, 2018 (Header)
A1 Pont sur la Menthue Yvonand Suisse, 2014
A40 Viaduc de Frébuge Autoroute des Titans France, 2013
A2 Murs de protection contre le bruit Bissone Suisse, 2018
Carrière Weibel Oberwangen Suisse, 2014
Pyramide sous le barrage Val des Dix Suisse, 2015
Centre d’entraînement des Paquays Villeneuve Suisse, 2015
Entrée du barrage de Contra Val Verzasca, Suisse, 2019
La tour rouge Col du Julier, Suisse, 2019
A7 Sous le pont du TGV Pierrelatte, France, 2018
Mehr zu Jean-Marc Yersin (link to: http://www.jean-marc-yersin.ch)
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